Avant le passage du feu, qui transforme l’argile en pierre et fige la matière pour quelques milliers d’années, la terre est là, fluide et plastique, entre mes mains, mon esprit, quelques outils, et un tour.
D’abord, je m’en vais creuser dans les prés, sur les talus, près des rivières, dans les montagnes. Je récupère argiles, kaolin, dolomies, ocres, sables, granits décomposés, et ramène le tout à l’atelier, élaborant ainsi ma palette de couleur.
Les méthodes sont différentes selon les argiles récoltées : certaines passeront quelques temps sous la pluie, la neige de nos montagnes, glaceront au gel, fondant au soleil… parfois elles seront tamisées pour ne garder que les quartz et silex souhaités… d’autres n’ont besoin de rien et se donnent tout entière, prête sans qu’on n’y touche jamais…
Attachée à travailler avec les matériaux les plus bruts possibles, je n’achète mes matières premières que très rarement et en dernier recours.
Une fois prête, l’argile devient boule, une boule ronde qui se métamorphose sur le tour en bois ; de mon pied je lance la roue, de mes mains je presse et laisse la terre filer entre mes doigts.
C’est une danse qui s’établit alors entre un corps, le tour, l’argile. Au rythme de mon pied s’ajoute le rythme de la roue : le tour vibre, tandis que la girelle, imperturbable, entraîne l’argile de manière cyclique ; alors mes mains joue la mélodie.
Chaque tour est un temps, un temps lent, en un seul et même mouvement qui pivote, s’équilibre, se balance… Jeu de Maîtrise et de Laisser-faire…
La forme naît instinctivement, la terre grandie, se déploie, adopte la forme que mes mains lui donne intuitivement.
Une solide formation en tournage me permet une liberté de mouvement qui rend l’Equilibre à son bol tout en permettant l’irrégularité, l’Emotion se transmettant directement de mes mains à la terre, qui se charge naturellement de l’Esprit du geste…
La main, façonnant, s’oublie.
Alors le Bol jaillit, surgissant de la Matière pour devenir Objet.
La main façonne en un souffle.
Une fois descendu du tour, le Bol n’y retournera plus ; tous mes tournasages se font à la main, chaque pied est sculpté patiemment avec de petits outils.
Chaque bol est sculpté pour lui-même ; sa courbe finale est celle que le jeu du tour lui a donné, sans rectification, sans remise en question.
Sans intention particulière, sculptant à partir de leur forme première, ces bols se rapprochent des Ido-Chawan, originaire de Corée, à la forme très caractéristique.
Dans le livre de Soetsu Yanagi » The unknown craftman« , Bernard Leach y traduit l’esthétique propre de ces bols ainsi :
「 »Il n’y a pas de trace d’ornement, pas de trace de calcul. Il s’agit juste d’un bol de nourriture coréen, un bol. Qui plus est, qu’un homme pauvre utiliserait tous les jours – de la vaisselle la plus courante.
Un objet banal pour son usage; ne coûtant presque rien; fait par un homme pauvre; un article sans la saveur d’une personnalité; utilisé négligemment par son propriétaire; acheté sans fierté; n’importe qui aurait pu l’acheter n’importe où. C’est la nature de ce bol. L’argile aura été prélevé dans la colline derrière la maison; l’émail fait avec les cendres du foyer; la roue du potier, irrégulière. La forme ne révèle aucune intention particulière: c’est un exemplaire parmi de nombreux autres. Le travail aura été rapide; le tournage rude, fait avec des mains sales; la mise en forme négligée; l’émail a coulé sur le pied. L’atelier devait être sombre. Le potier ne savait pas lire. Le four ne ressemblait à rien; la cuisson négligée. Du sable colle à la pièce, mais personne ne s’en soucie. Personne n’a investi l’objet avec des rêves. (…)
Mais c’est comme cela que cela devrait être. Le simple et le non-agité, l’incalculé, l’inoffensif, le direct, le naturel, l’innocent, l’humble, le modeste : où est la beauté, sinon dans ces qualités ? Le doux, l’austère, le non-orné – ce sont ces caractéristiques naturelles qui gagnent le cœur et le respect de l’homme. »